Une partie d'échecs à haut risque en mer Rouge : pourquoi Israël a reconnu le Somaliland
Dans une décision surprenante, les dirigeants israéliens ont décidé de s'attirer encore plus de condamnations internationales en reconnaissant, le week-end dernier, l'État séparatiste du Somaliland comme un État indépendant, devenant ainsi le premier État membre de l'ONU à le faire, aux côtés de Taïwan.
Malgré des réactions majoritairement négatives, cette décision pourrait pourtant constituer un atout stratégique pour l’État juif, en renforçant certaines alliances existantes tout en neutralisant, par un jeu d’échecs diplomatique, le dernier proxy iranien de la région à être resté (presque) intact.
Cette initiative comporte toutefois des risques importants. À ce stade, aucun autre pays n’a rejoint Israël dans cette reconnaissance, tandis que le président américain Donald Trump a ironisé :
« Quelqu’un sait vraiment ce qu’est le Somaliland ? »
Qu’est-ce que le Somaliland ?
Le Somaliland est une région située au nord-ouest de la République fédérale de Somalie, un État internationalement reconnu mais plongé dans une guerre civile depuis plus de trente ans.
For those mocking why Israel would engage Somaliland: look at the map.
— Mark Dubowitz (@mdubowitz) December 26, 2025
Somaliland sits on the Gulf of Aden, next to the Bab el-Mandeb—a chokepoint for global trade and energy. Across the water are Iran-backed Houthis firing on Israel & shipping. Somaliland offers stability,… pic.twitter.com/N7o4L5T1jd
De larges portions du territoire somalien sont aujourd’hui contrôlées par des groupes terroristes affiliés à al-Qaïda et à l’État islamique (ISIS). Le gouvernement central dépend fortement du soutien étranger, notamment des États-Unis, mais aussi de l’Égypte, de la Turquie et du Qatar.
La Somalie occupe une position stratégique dans la Corne de l’Afrique, face au Yémen, sur le golfe d’Aden, à proximité du détroit de Bab el-Mandeb, par lequel transitent habituellement environ 12 % du commerce mondial — lorsque les Houthis yéménites n’attaquent pas les navires.
Ancienne colonie britannique, le Somaliland s’est uni en 1960 à l’ancienne Somalie italienne pour former l’État somalien. Mais en 1991, au début de la guerre civile, les autorités locales ont proclamé leur séparation.
Old map of Somaliland.
— Max 📟 (@MaxNordau) December 28, 2025
It was always Somaliland.
It was never Somalia. pic.twitter.com/ZmKPVBjpJe
Depuis lors, ce territoire s’est progressivement imposé comme le seul espace stable, démocratiquement gouverné et relativement pacifique — bien que très pauvre — de cette région du monde.
Sa population, estimée à environ six millions d’habitants, est presque entièrement musulmane sunnite et majoritairement issue du clan Isaaq. Le Somaliland affirme que ce clan a été victime d’un génocide de la part du gouvernement central à la fin des années 1980, avec jusqu’à 200 000 morts selon ses estimations.
À noter que le père de la députée américaine Ilhan Omar, actuellement impliquée dans un scandale lié à l’immigration somalienne dans le Minnesota, figurait parmi les responsables de ce génocide présumé.
When the Somali regime, led by Siad Barre, committed a massacre against the people of Somaliland, the world was silent. But Israel was not silent.
— Danny Danon 🇮🇱 דני דנון (@dannydanon) December 29, 2025
In 1990, Israel’s then-ambassador to the UN, Yohanan Bein, sent a letter to the UN Security Council warning about the massacre… pic.twitter.com/wsrvNBaGQc
L’annonce israélienne de reconnaissance
Malgré l’absence de reconnaissance officielle, le Somaliland entretient de bonnes relations avec plusieurs pays, notamment les Émirats arabes unis et l’Éthiopie voisine. Un protocole d’accord stratégique signé en 2024 a permis à l’Éthiopie, enclavée, d’obtenir un accès au port stratégique de Berbera, développé avec l’aide des Émirats.
Cependant, les rumeurs selon lesquelles l’Éthiopie serait le premier pays à reconnaître l’indépendance du Somaliland ne se sont pas concrétisées. Jusqu’à présent, Taïwan — lui-même largement contesté sur le plan international — était le seul État à reconnaître le Somaliland.
Au cours de l’année écoulée, le ministre israélien des Affaires étrangères Gideon Sa’ar, l’ancien conseiller à la sécurité nationale Tzachi Hanegbi et le Mossad ont intensifié les contacts, envoyant des délégations et recevant à plusieurs reprises les dirigeants du Somaliland, selon la presse israélienne.
Sa’ar a même récemment révélé que le président du Somaliland avait effectué une visite secrète en Israël. Finalement, le Premier ministre Benjamin Netanyahou a approuvé la reconnaissance en octobre, et les deux parties ont rédigé une déclaration commune, attendant le moment opportun, alors que le Somaliland se préparait à d’éventuelles représailles des Houthis au Yémen, selon Ynet News.
Lorsque l’annonce a été faite, les condamnations ont été quasi unanimes.
« Ils se montrent toujours pleins de grands principes lorsqu’il s’agit de la Palestine et de la reconnaissance d’un État palestinien. Mais ici, lorsqu’il s’agit d’un État né du terrorisme et du désir de détruire un autre peuple, ils s’y opposent », a déclaré une source politique israélienne à Ynet.
La position stratégique unique du Somaliland
Au-delà des considérations de principe, les raisons de cette décision risquée d’Israël — reconnaître un État musulman et arabe sécessionniste — sont profondément stratégiques.
« Regardez simplement sa position géographique et vous comprendrez tout », a confié la même source.
Le golfe d’Aden et l’ensemble de la Corne de l’Afrique sont devenus ces dernières années un théâtre de rivalités géopolitiques extrêmement complexes.
Israel's historic recognition of Somaliland as a sovereign state, just announced today, cracks open a highly strategic region: direct access to Berbera port, enhanced Red Sea security amid lingering Houthi threats, countering Iranian influence, and reliable diversification of… pic.twitter.com/tYPjiSOJQz
— Velina Tchakarova (@vtchakarova) December 26, 2025
Pour simplifier à l’extrême, le conflit oppose aujourd’hui les Émirats arabes unis, l’Éthiopie et désormais Israël, à une alliance fragile regroupant l’Égypte, l’Arabie saoudite, l’Iran et la Turquie, tandis que les États-Unis restent en retrait (pour l’instant).
Les Émirats ont été parmi les premiers à saisir le potentiel stratégique du Somaliland, y établissant une base militaire à Berbera et investissant massivement dans le développement du port, afin d’en faire un hub commercial au service de l’Éthiopie et une escale clé sur les routes maritimes reliant l’Asie de l’Est à l’Europe via la mer Rouge.
Les activités émiraties à Berbera incluraient la construction d’un port en eaux profondes et d’une base militaire dotée d’une piste d’atterrissage, utilisée notamment pour soutenir des forces engagées au Soudan et au Yémen, alliées aux Émirats.
The Air Base in Berbera was built by the UAE. Many emirati-operated military cargo & government planes were observed landing in the region since 2023.
— MenchOsint (@MenchOsint) December 28, 2025
2023: 2025: https://t.co/Fj4Iqo5KFn pic.twitter.com/qDaLWU0B62
Les intérêts de l’Arabie saoudite et des Émirats ont commencé à diverger sur plusieurs dossiers. Riyad s’oppose à l’indépendance du Somaliland soutenu par les Émirats, notamment parce que des forces pro-saoudiennes affrontent des forces pro-émiraties au Soudan et au Yémen.
La Turquie s’oppose également fermement aux activités émiraties au Somaliland. Selon l’Institut israélien INSS, « pour la Turquie, la Somalie est un allié central dans la région de la mer Rouge, proche du statut d’État client ».
Ankara cherche donc à empêcher la sécession du Somaliland, qui priverait la Somalie de centaines de kilomètres de côtes et de ressources potentielles.
Big deal for Red Sea Security and expansion of Turkey’s footprint:
— Zineb Riboua (@zriboua) February 21, 2024
Today, Somalia’s Council of Ministers has approved a 10-year Maritime Security Agreement with Turkey, granting Turkey full authority over Somalia's territorial waters. pic.twitter.com/3HPAMY34lX
L’Égypte, quant à elle, s’oppose à l’Éthiopie dans le cadre du conflit autour des sources du Nil et refuse que le Somaliland devienne la principale porte maritime de l’Éthiopie. Elle est également alignée avec l’Arabie saoudite dans la guerre au Soudan et ne souhaite pas que les Émirats puissent approvisionner leurs alliés depuis le Somaliland.
Enfin, l’Iran cherche à empêcher le Somaliland de devenir une base émiratie — et potentiellement israélienne — de surveillance ou d’opérations contre les Houthis, son dernier proxy encore relativement intact.
Dans ce jeu d’alliances imbriquées, la puissance régionale capable de faire pencher la balance reste pour l’instant en retrait : les États-Unis.
L’administration Trump n’a pas publiquement soutenu la reconnaissance israélienne, bien qu’elle examine la situation. En mai, des responsables militaires américains ont visité le Somaliland, et le sénateur républicain Ted Cruz a appelé le président à reconnaître le territoire en août.
Le Somaliland a également exprimé son souhait de rejoindre les Accords d’Abraham — une perspective généralement bien accueillie par Donald Trump.
🚨 #SomalilandRecognition by Israel is another layer on the strategic landscape of the Red Sea.
— Alexandros Itimoudis (@qasireu) December 26, 2025
🇦🇪The UAE are already present in Berbera port, while securing the entrance of Bab el-Mandeb through the Socotra Island.
🇹🇷🇸🇴Turkey, with its military base in Somalia, is already an… pic.twitter.com/3VyPVTpc8m
Cependant, les États-Unis ont historiquement soutenu l’intégrité territoriale des États, et comptent parmi leurs alliés régionaux l’Égypte, l’Arabie saoudite, la Turquie et le Qatar, qu’ils ne souhaitent pas froisser.
Pourquoi ce pari risqué pour Israël ?
Reste donc la question centrale : pourquoi Israël a-t-il choisi ce moment pour s’engager dans cet enchevêtrement de conflits, au prix de nouvelles critiques internationales, sans bénéfices immédiats apparents ?
L'un des aspects consiste à nuire à ses ennemis, principalement l'Iran et les Houthis. Les menaces immédiates proférées par le chef des Houthis démontrent que le groupe terroriste yéménite s'inquiète de voir Israël acquérir une base d'opérations potentielle qui lui permettrait de recueillir des renseignements et éventuellement de lancer des opérations sans avoir à parcourir au préalable les 1 700 kilomètres (1 100 miles) avec son armée de l'air ou sa marine.
Il en va de même pour la Turquie, qui cherche à établir une présence militaire aux portes d’Israël, à Gaza et en Syrie. Renforcer l’influence israélienne au Somaliland donnerait à Jérusalem un levier pour contrer les intérêts turcs dans la région.
À l’inverse, Israël espère approfondir son alliance avec les Émirats, renforcer ses liens avec l’Éthiopie et, potentiellement, ajouter un nouveau partenaire aux Accords d’Abraham.
Mais le risque est réel : si cette reconnaissance ne déclenche pas une vague diplomatique, Israël pourrait se retrouver isolé. Le facteur déterminant reste la reconnaissance américaine.
Comme l’a averti l’INSS il y a plusieurs mois, « un accord Israël–Somaliland pourrait sembler renforcer la position régionale d’Israël », mais il pourrait aussi nuire au Somaliland en provoquant une réaction hostile dans certaines parties du monde musulman.
Si cela conduisait le Somaliland à prendre ses distances avec Israël, cela pourrait servir les intérêts des ennemis d’Israël en rendant la normalisation toxique, compromettant pour longtemps l’élargissement des Accords d’Abraham.
Yoni Ben Menachem, chercheur senior au Centre de Jérusalem pour les affaires étrangères et la sécurité, estime que la réaction du monde arabe et islamique montre déjà l’importance de cette décision.
« Il est clair que nous avons touché un nerf sensible », a-t-il déclaré. « C’est une décision qui ébranle le système, et c’est précisément pour cela que l’opposition est si virulente. »
Hanan Lischinsky est titulaire d'une maîtrise en études du Moyen-Orient et d'Israël de l'université de Heidelberg en Allemagne, où il a passé une partie de son enfance et de sa jeunesse. Il a terminé ses études secondaires à Jérusalem et a servi dans les services de renseignement de l'armée israélienne. Hanan et sa femme vivent près de Jérusalem et il a rejoint ALL ISRAEL NEWS en août 2022.